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Créé dans les années 90 par la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency), Internet permet une mise en réseau créant un espace dématérialisé d’échange d’informations. Il utilise un protocole de communication IP dont la gestion est décentralisée ce qui rend accessible au public des services divers comme le courrier électronique ou le web.
Note rédigée par Alba Ilari et Hugo Bordet.
En septembre 2019, la Chine et Huawei ont présenté les préludes d’un nouveau protocole internet nommé New IP. Ce projet a été exposé devant l’Union Internationale de la Télécommunication (UIT), l’institution des Nations-unies qui contribue au progrès dans le secteur des technologies de l'information et de la communication.
Les développeurs du New IP affirment que ce protocole permettra de répondre à plusieurs problématiques en matière de réseaux informatiques tels que l’accroissement exponentiel du nombre d’utilisateurs d’internet ainsi que les enjeux d’internet et des technologies à horizon 2030. Problématiques que TCP / IP ne peut résoudre puisque créé en 1973, ce protocole utilise des technologies informatiques moins performantes. Huawei Technologies estime que le volume d’internautes risquerait d’augmenter jusqu’à plus de 7,5 milliards en 2030, dès lors, le réseau internet actuel ne sera pas en mesure de supporter un tel nombre d'utilisateurs.
La plupart des Etats occidentaux ont fait part de leur réticence vis-à-vis du projet New IP, notamment au regard de la gestion et du contrôle des libertés par la Chine sur internet. Il n’en demeure pas que la mise en place du New IP par la Chine n’est pas dépourvue d’intérêts. L’Internet Protocol est soumis à des restrictions d’adresses, une adresse IP est composée d’une suite de 4 nombres allant de 0 à 255, chacun séparé d’un point, ce qui correspondait à l’origine aux adresses IPV4[1]. Depuis 2017, a été standardisé le protocole réseau IPV6 afin de répondre à une demande toujours croissante de domiciliation. En effet, avec l’essor des objets connectés, le réseau a besoin de plus d’espace pour pouvoir stocker les adresses de tous les appareils connectés, afin de pouvoir leur garantir une communication mutuelle.
La taille des paquets IP pouvant être envoyés est limitée à environ 1500 octets. Le TCP découpe alors les gros paquets de données en volumes plus petits pour que l’Internet Protocol les accepte et puisse les envoyer. Pour ce faire, il va numéroter chacun des paquets, puis vérifier qu’ils sont bien arrivés sur l’ordinateur de destination, re-demander s’il en manque et au final les réassembler. Il demande également un accusé de réception[2]. Ce système permet de communiquer de façon fiable entre plusieurs ordinateurs et logiciels différents.
Le projet NewIP chinois devrait réussir à se passer du protocole TCP et éviter une compression, une fragmentation des données, ce qui permettrait d’échanger des informations beaucoup plus rapidement, et de simplifier l’implémentation des nœuds de réseau ce qui est particulièrement utile au regard des capacités limités des objets connectés.
Fin Novembre 2020, le projet chinois NewIP sera porté devant l’Union Internationale des Communications et débattu lors de leur assemblée quadriennale. Dès lors, nonobstant le fait que le New IP représente une avancée technologique manifeste, un tel protocole est-il adapté à notre État de droit ?
Ainsi, si le New IP est un protocole qui présente une multiplicité d’enjeux (I), il n’en demeure pas moins qu’il est très éloigné des systèmes occidentaux (II), notamment en matière de droits et libertés des utilisateurs d’internet.
I/ Les enjeux multiples d’un protocole inexpérimenté
Le 2 avril 2020, les parlementaires européens se sont emparés de la discussion et ont questionné le Conseil de l’Union européenne dans la mesure où ses États membres siègent à l’Union internationale des télécommunications[3]. A ce jour, ces interrogations sont restées sans réponse ; toutefois elles démontrent les enjeux du New IP sur l’avenir d’un Internet placé sous le joug de la Chine.
Dans leur présentation, les ingénieurs de Huawei ont annoncé un système plus efficace et fonctionnel. En effet, les adresses https du New IP ne seront plus exprimées en caractères latins mais par une suite de chiffres, sur le modèle d’un numéro de téléphone, constituant une adresse numérique qui pourra être redirigée vers leurs serveurs sans passer par les serveurs basés aux Etats-Unis. Dans le document soumis à l’IUT, les protagonistes du projet précisent que le new IP permettra de développer les communications de types holographiques, le cloud-driving, les IoT industriels, les réseaux d'exploitation intelligents, l’Internet tactile, le jumeau numérique et jumeau holographique (DT / HT). Le New IP repose sur un système de VLV&TIC (very large volume and tiny instant communications) qui permettra d’établir des communications réseaux très volumineuses dans des instants réduits. Le New IP pourrait ainsi être utilisé dans une maison connectée en domotique avec une caméra reliée à des capteurs de mouvements. Si l'un de ces capteurs se déclenche, cela envoie un signal via une application sur le téléphone du propriétaire de la maison qui peut voir à distance la situation dans sa maison.
Ils promeuvent également un système centralisé qui permettrait aux États de se réapproprier la souveraineté numérique. Ces derniers pourraient alors récupérer une forme de contrôle sur les flux de données évoluant sur leur territoire. Ils auront également la faculté, selon le projet chinois, de réguler le contenu présent sur le web. La souveraineté numérique permettrait ainsi pour les États de prévenir plus facilement la commission d’infractions pénales sur internet (évasion fiscale, financement du terrorisme) et favoriserait une protection des personnes (lutte contre la pédopornographie, le cyberharcèlement, etc.).
Aujourd’hui les GAFAM disposent d’une forme de « droit de veto » numérique[4], s’ils s’opposent à l’utilisation du protocole chinois NewIP et refusent de l’adapter à leur système afin d’éviter une comptabilité de protocoles, il y a de fortes chances qu’il ne s’exporte pas à l’international. Ce sont les véritables modérateurs d’Internet, ils pourraient alors être tentés d’abuser d’un tel pouvoir, ils se sont déjà, par le passé, fait recadrer par les instances juridiques[5] . Toutefois, le projet NewIP chinois confère la possibilité de contrecarrer le poids économique des GAFAM. En effet, ils ne pourront plus s’ériger en régulateurs d’Internet si les États décident de s’en approprier le contrôle, ces derniers tendront sûrement à s’émanciper de l’influence de ces superpuissances économiques.
II/ Un protocole aux antipodes des systèmes occidentaux
Le projet NewIP fait planer l’ombre de la disparition de la neutralité du net. La neutralité du réseau[6] est un principe selon lequel tous les flux de données sur Internet doivent être traités de la même façon, ce qui exclut toute discrimination positive ou négative à l’égard de la source, du contenu et de la destination de l’information émise sur le réseau. Ce principe assure qu’aucune manipulation méliorative ou dépréciative n’a été effectuée par les acteurs de télécommunication, sur le flux de données en vue de limiter ou améliorer leur expérience sur les applications du réseau. Les utilisateurs doivent pouvoir utiliser librement l’architecture communicationnelle. En France l’ARCEP (AAI) se charge de veiller au respect de ce principe. Le fait que ce soit une autorité administrative indépendante dénote une volonté des pouvoirs publics de protéger et d’assurer le respect de la neutralité sur Internet.
Laisser le pouvoir à un État de gérer le contenu qui sera présent sur son architecture internet présente un risque de biais. En effet, une puissance publique pourrait avoir tendance à favoriser certains types de contenus qu’elle aurait spécifiquement choisi, en fonction de choix politiques. En France, c’est une autorité administrative indépendante qui veille au respect du principe de neutralité sur Internet, mais tous les États n’accordent pas la même considération au principe de neutralité, en particulier ceux dont le régime politique ne prônent pas la démocratie.
Le NewIP chinois présente également le risque de voir apparaître une fragmentation d’Internet : l’ancien PDG d’Alphabet, Eric Schmidt évoque « spliternet »[7]. Ce projet évoque la possibilité d’un réseau mondial d’Internet segmenté en plusieurs réseaux nationaux incompatibles entre eux. Un tel phénomène participe à augmenter l’inégalité sur internet au-delà de tout système de recommandation algorithmique et rompt l’égal accès à Internet. L’apparition d’un « spliternet » impliquerait aussi la création de serveurs nationaux contenant toutes les données informatiques des utilisateurs, ce qui engendrerait des problèmes de capacité de stockage et de consommation d’énergie.
La proposition chinoise pourrait également soulever des difficultés au regard des législations françaises et européennes.
Il semblerait que le projet New IP risque de porter atteinte à la liberté d’expression. En effet, le projet prône une souveraineté numérique dans laquelle la régulation d’internet passe par les Etats. Le New IP intégrerait notamment le Kill switch (en français “commande de fermeture”) qui permettrait à un État de couper les données allant ou venant d'une adresse sur internet. Dès lors, le kill switch risque de faciliter la censure (notamment politique et journalistique) par les Etats adhérents au New IP. Ce procédé est en contradiction totale avec les droits de l’Homme en Europe et aux Etats-Unis. L’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne reconnaît le droit à la liberté d’expression sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. En France, cette liberté est consacrée à l’article 11 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789. Aux Etats-Unis, la liberté d’expression est consacrée au premier amendement de la Constitution américaine.
La question de l’atteinte potentielle du New IP à la liberté d’expression est d’autant importante que les pays qui soutiennent le projet (Russie, Arabie Saoudite, Iran) sont considérés comme des “mauvais élèves” en matière de censure et de protection de la liberté d’expression.
En matière de protection des données de ses utilisateurs, l’État chinois a déjà plusieurs antécédents. L’État canadien a notamment découvert que la Chine espionnait déjà les utilisateurs d’internet[8]. L’État surveille les utilisateurs chinois et non chinois de WeChat et repère le contenu politiquement sensible qui apparaît afin de censurer avant même qu’il n’arrive aux utilisateurs chinois. Le tout dans un délai de 10 secondes. Le projet New IP permet une collecte de l’ensemble des données d’internet par les États. Une telle fonctionnalité risquerait de contrevenir aux principes de licéité et transparence reconnus par le Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) à l’article 5. La collecte des données des utilisateurs d’internet par les États poserait des questions en matière de conservation des données, de droit à l’oubli, au référencement et tous les autres droits reconnus à la personne concernée par le RGPD.
En outre, le New IP permettrait une collecte des données personnelles des utilisateurs d’internet sans obtenir leur consentement a priori. Or, l’article 6 du RGPD précise que le traitement n'est licite que si, et dans la mesure où la personne concernée a consenti au traitement de ses données à caractère personnel. En droit européen, une collecte des données sans obtenir le consentement de la personne concernée est illicite et en conséquent, le responsable du traitement risque d’engager sa responsabilité civile et pénale.
En septembre 2020, la Commission irlandaise pour la protection des données s’est penchée sur le fait que le réseau social Instagram (filiale de Facebook) aurait collecté et traité les données personnelles d’utilisateurs mineurs. Face à de tels scandales il est aisé d’imaginer que les États soient tentés d’adopter le projet NewIP chinois afin de pouvoir maîtriser le réseau et réprimer ce type d’abus. Jusqu’où les puissances publiques sont-elles prêtes à aller dans un objectif de sécurité ? Pourraient-elles en venir à rudoyer certaines libertés, pourtant fondamentales ?
JE RETIENS...
Le projet New IP soutenu par l'Etat chinois, Huawei et les sociétés d'État du télécom est présenté comme étant un protocole adapté aux technologies numériques à l'horizon 2030. Ce protocole permettrait d'établir un réseau approprié au développement des objets connectés (voitures autonomes et communications holographiques) et supportant la prolifération exponentielle du nombre d'utilisateurs sur internet. Cependant, il n'en demeure pas moins que certaines caractéristiques inhérentes au projet posent problème au regard des systèmes européens et américains notamment en matière de liberté d'expression, et de gestion des données personnelles des utilisateurs.
Références
• Questions parlementaires du 2 avril 2020 https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/E-9-2020-002048_FR.html
• Muriel Edjo “La Chine propose au monde un nouvel Internet”, 2020 https://www.agenceecofin.com/telecom/0304-75391-la-chine-propose-au-monde-un- nouvel-internet
• Nicolas Sridi “IPV9, ou comment la Chine crée son propre Internet”, 2008 https://bfmbusiness.bfmtv.com/01-business-forum/ipv9-ou-comment-la-chine-cree- son-propre-internet-371654.html
• Madhumita Murgia et Anna Gross, “Quand internet sera chinois”, 2020 https://www.courrierinternational.com/long-format/enquete-quand-internet-sera- chinois
• E. Back : “New IP : la Chine veut intégrer la censure”, 2020 https://www.futura-sciences.com/tech/actualites/internet-new-ip-chine-veut-integrer- censure-fondations-internet-80355/
[1] New IP framework and protocol for Future Applications, Huawei technologie & co.
[2] SEBASTIEN SAUVAGE “C’est quoi TCP/IP? A quoi ça sert? Comment ça marche?”
[3] Ils ont demandé si le Conseil avait eu connaissance du projet NewIP et quelle est son opinion sur la question. Ils se sont également inquiétés des suites d’un tel mécanisme en sommant le Conseil d’expliquer “quelles mesures sont envisagées pour garantir une réaction coordonnée des États membres à l’UIT et promouvoir un internet ouvert conforme aux valeurs européennes?”.
[4] STEPHEN SHANKLAND “China has big ideas for the Internet. Too bad no one else like them”, Cnet, 17 juillet 2020 https://www.cnet.com/news/china-has-big-ideas-for-the-internet-too-bad-no-one-else-likes-them/
[5] Un exemple frappant pourrait résider dans l'affaire Google shopping. En l’espèce, la société Google a abusé de sa position dominante sur le marché des moteurs de recherches pour étendre son monopole et donc favoriser son propre service de comparaison des prix au détriment de celui de ses concurrents. https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_17_1784
[6] Consacré par la loi pour une République numérique du 7 octobre 2016 et CJUE 15 sept. 2020.
[7] ARJUN KHARPAL “The ‘splinternet’: How China and the US could divide the internet for the rest of the world”, CNBC 3 février 2019
https://www.cnbc.com/2019/02/04/the-splinternet-an-internet-half-owned-by-china-and-the-us.html
[8] JEFFREY KNOCKEL et d’autres “WeChat, They Watch”, CitizenLab, 7 mai 2020 https://citizenlab.ca/2020/05/we-chat-they-watch/